Puisque nous ne pouvons pas arrêter la vague, alors préparons nos digues.
Car c’est bien d’une vague qu’il s’agit. Une vague technologique puissante, silencieuse, algorithmique.
Et comme toute vague, elle peut porter ou submerger. Tout dépend de ce que nous décidons de construire face à elle.
Je ne suis pas un nostalgique du monde d’avant.
J’ai travaillé chez Yahoo!, chez Facebook, accompagné des entreprises dans leur transformation digitale, fondé un centre de formation et formé de nombreux professionnels.
Aujourd’hui, je suis élu. Responsable du numérique dans un territoire ultramarin, trop souvent marginalisé dans les politiques d’innovation.
Et je crois au progrès. Je crois à l’intelligence réelle et artificielle.
Mais je ne crois pas au progrès sans garde-fous.
Donner accès aux armes sans apprendre à tirer (ou ne pas tirer) est une faute politique.
Ouvrir les vannes de l’IA, des réseaux, du cloud avec moins d’éducation, moins de  médiation, pas assez de protection, c’est construire un avenir en ignorant les leçons du passé.

Notre paradoxe : accélérer l’innovation, saboter la prévention
En 2025, la France affiche des chiffres record :
· 109 milliards d’euros d’investissements prévus autour de l’IA, des infrastructures numériques, des data centers entre autre ;
· Une course affichée vers 100 licornes à horizon 2030 ;
· Des partenariats avec les GAMMA célébrés en grande pompe, des inaugurations fastueuses, jusqu’au siège de Snapchat à Paris.
Mais dans le même temps :
· Le budget de la médiation numérique est coupé de moitié ;
· 2 000 conseillers numériques risquent d’être supprimés ;
· Les territoires doivent compenser seuls, dans l’indifférence budgétaire.
Ce déséquilibre est toxique.
Plus d’algorithmes, moins de repères. Plus d’intelligence artificielle, moins d’intelligence tout court.
C’est la République qui s’ampute d’un contre-pouvoir essentiel : celui de la pédagogie publique.

Une jeunesse livrée aux machines sans boussole, des adultes à peine mieux orientés
85 % des jeunes ont déjà utilisé ChatGPT ou Midjourney.
Ils rédigent leurs devoirs, leurs exposés, leurs messages avec.
Mais savent-ils ce qu’ils manipulent ?
Connaissent-ils les biais, les risques de désinformation, les dynamiques des deepfakes ?
Ont-ils seulement un cadre, un repère, une pédagogie adaptée ? Voudront-ils… pourront-ils encore construire par eux-mêmes, se tromper, apprendre et recommencer ?
On leur a donné des outils d’une puissance inédite, sans les former à les maîtriser.
On leur a livré l’outil, mais pas le mode d’emploi.
Et pendant ce temps, les enseignants ne sont ni outillés ni formés, les parents sont débordés, et les collectivités font ce qu’elles peuvent.
Le pire c’est que nous, adultes, ne sommes pas mieux. Une utilisation déraisonnée entre « starter pack » et psychologie by IA, nous nourrissons les algos en datas sans trop se poser de questions de ce qu’il en adviendra. Je le sais, je l’ai fait. Et quand nous essayons d’avertir, de structurer et de remettre l’éthique au centre, il est déjà trop tard parce que la dernière version de l’outil que nous tentons de maitriser est sortie dans la nuit… et elle nous submerge.

Le numérique doit payer sa part : je propose une Taxe d’Utilité Numérique
La Taxe d’Utilité Numérique (TUN) serait une contribution symbolique (0,1 à 0,2 %) sur :
Les investissements immatériels liés à l’IA, au cloud, aux data centers ;
Les revenus publicitaires et d’abonnement des grandes plateformes numériques ;
Les ventes d’équipements connectés.
Elle ne viserait pas à freiner l’innovation. Car innover est la seule façon d’améliorer ce qui ne fonctionne pas assez bien.
Elle serait une assurance sociétale, un mécanisme de rééquilibrage indispensable.
Ces fonds financeraient :
· La pérennisation de 5 000 conseillers numériques partout en France;
· L’ouverture de 300 Espaces publics numériques, notamment en zones rurales, QPV et Outre-mer ;
· Un plan national “École & IA” : formation des enseignants, kits pédagogiques, culture de l’éthique, du rapport à la singularité et de la cybersécurité ;
· Des campagnes nationales de prévention : IA, deepfakes, harcèlement, santé mentale ;
· Un fonds de cybersécurité territoriale à destination des hôpitaux, des collectivités, des établissements publics ;
· Des programmes d’inclusion numérique pour les publics les plus fragiles (seniors, handicap, décrocheurs, détenus, migrants).

Car la vraie submersion est là
Nous parlons souvent de submersion, à tort et à travers.
Mais la vraie submersion, celle qui passe sous les radars, est numérique.
Elle transforme nos manières de penser, d’apprendre, de gouverner, d’interagir.
Elle est silencieuse, transversale, globale.
Et si nous n’investissons pas dans les digues, alors ce ne sont pas seulement les plus fragiles qui seront emportés, mais notre capacité collective à maîtriser notre destin.
Nous avons su créer des éco-participations sur les appareils électroménagers, des contributions de solidarité sur les billets d’avion.
Nous devons aujourd’hui faire en sorte que le numérique paie pour les fractures qu’il creuse et qu’il tienne sa réelle promesse, améliorer ce qui doit l’être, nous permettre de nous projeter plus forts, plus avertis dans un futur qui n’apporte jamais de garanties.


Et comme le rappelait Aimé Césaire :
« On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, […] d’extraordinaires possibilités supprimées. »

— Discours sur le colonialisme, 1950

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