J’écris depuis la terre que j’habite, que je sers, que je connais dans ses douleurs
comme dans ses promesses. Une terre dont on parle souvent de loin, qu’on décrit
parfois comme en panne, en colère, en perte de repères. La Martinique serait, dit-on,
une inquiétude de plus. Un problème de plus à traiter depuis Paris.
Je lis les inquiétudes d’un ministre de la République comme on écoute un écho mal
calibré. Car derrière ces mots alarmés, je n’entends ni écoute véritable, ni regard
juste. J’entends surtout un malaise persistant de l’État face à notre singularité, notre
histoire, notre volonté de choisir notre voie.
Je suis un jeune élu martiniquais et j’ai choisi de m’engager, avec dévouement, avec
sincérité, convaincu que l’action publique, dynamique et concrète, pouvait suffire à
transformer nos réalités. Mais cette conviction s’est heurtée à une évidence : aussi
engagée soit-elle, l’action locale, seule, ne suffit pas. Elle se heurte parfois à des
mécanismes nationaux trop lents, trop lointains, ou parfois simplement indifférents.
J’ai conscience des difficultés propres à nos collectivités, de nos lenteurs, de nos
délais, de nos contraintes internes. Mais la vérité est simple : nous ne réussirons que
si nos efforts locaux sont appuyés, reconnus, amplifiés par une volonté nationale
claire : Isolée, notre action est vaillante mais limitée. Sans cette alliance, tout
nouveau souffle restera un mirage.
C’est depuis ce constat que je prends la plume. Non pour accuser, mais pour dire.
Non pour me plaindre, mais pour alerter. Pour appeler, aussi.
Oui, la Martinique va mal par endroits. Mais elle va mieux ailleurs. Elle avance,
elle se débat, elle crée. Et surtout, elle pense. Et ce que nous pensons, nous devons
désormais le dire haut et clair : nous ne sommes pas un territoire en déclin, nous
sommes un territoire en construction, avec ses fondations, ses chantiers, et ses
résultats.
Nous n’attendons pas qu’on nous tende la main comme à des assistés. Nous ne
sommes pas dans la plainte, mais dans la construction, dans l’action concrète menée
sur le terrain, chaque jour, par des élus, des agents, des citoyens. Ce que nous
voulons, c’est que l’État nous respecte. Qu’il cesse de nous considérer comme une
anomalie à corriger, une périphérie à surveiller. Qu’il comprenne enfin que nous ne
voulons pas sortir de la République — mais nous refusons d’en être la marge.
Il n’est pas normal que les grandes politiques publiques nationales nous
contournent systématiquement, comme si nos îles étaient des notes de bas de pagedans un livre écrit sans nous. Nous sommes traités comme une carte hors champ,
oubliée quand il s’agit de dessiner les lignes d’avenir. Les Jeux Olympiques ne
laissent aucune empreinte ici. Les gigafactories ne franchissent pas l’Atlantique. Le
pass rail ne traverse pas la mer. Et pendant ce temps, nos jeunes s’en vont, nos
projets peinent à émerger, et nos réussites restent invisibles. Pourtant, nous
bâtissons : Un plan Marshall pour nos infrastructures, un port et un aéroport
modernisés, une stratégie d’autonomie alimentaire que beaucoup de territoires
hexagonaux pourraient nous envier, une Martinique 100% fibrée en gestation, un
drapeau, un hymne, des symboles qui ne divisent pas mais unissent. Nous plantons
les racines. Et nous déployons les branches. Des éco-zones industrielles, un conservatoire de
musique, l’arrivée de l’INSA, le développement du Hub Antilles, notre place
renforcée dans la Caraïbe. Nous construisons notre avenir, avec sérieux, avec fierté,
avec une patience qu’on nous prend parfois pour de la résignation.
Dans ce mouvement, je veux saluer les mobilisations populaires qui ont porté la
voix des invisibles et (re) mobilisé sur les injustices qui pèsent sur les prix, sur le
coût de la vie, les revenus, sur la transparence des circuits économiques. Il a fallu
cette mobilisation populaire d’ampleur — et malheureusement, des dizaines de
millions d’euros de dégâts en marge de ces actions citoyennes — pour que ce sujet,
pourtant traité sérieusement par les élus territoriaux et parlementaires depuis
quatre ans, soit enfin remis au centre de la table républicaine. Ces voix-là ne
doivent pas être ignorées.
Et je veux ici rendre hommage à ce peuple martiniquais, si pluriel, si ancré, capable
d’avancer ensemble malgré le poids de l’histoire, malgré les fractures, sans jamais se
déchirer. Un peuple digne, résilient, qui sait défendre, créer, innover, et qui
sait aussi sourire, danser, accueillir, rassembler. Face à tous ces défis, notre
force reste intacte : notre capacité à tenir debout, ensemble, avec joie, avec
générosité, avec cette capacité rare à inclure sans effacer, à accueillir sans dominer.
Nous savons les défis qui nous attendent. La lutte contre la violence, nourrie par
les réseaux du narcotrafic et le manque d’opportunités économiques, doit être
une priorité. Sur ce point, je rejoins l’inquiétude exprimée par le ministre. Mais à
cela s’ajoutent les batailles que nous menons chaque jour : pour la souveraineté
alimentaire et énergétique, pour le plein emploi, pour une maîtrise concertée des
dynamiques migratoires, pour une protection active contre les colères de la nature :
recul du trait de côte, cyclones, séismes, risques submersifs.Mais nous ne pleurons pas pour une injuste redistribution, nous voulons des
partenariats constructifs avec les organes de l’état adaptés à nos écosystèmes
sociaux et économiques– plus d’adaptations – plus de réflexions communes.
Ce que nous voulons désormais, c’est un pacte. Un pacte de reconnaissance, de
justice, de responsabilité partagée. Un pacte martiniquais, fondé sur la démocratie
économique, l’équité, et une solidarité réinventée. Un pacte qui dit : nous sommes
prêts à faire notre part, mais nous exigeons qu’on cesse de nous ignorer, de nous
infantiliser, de nous diagnostiquer à distance.
Mais cette patience a des limites. Quand, après des semaines de travail pour faire
remonter les besoins de nos territoires, l’on découvre que les grands dispositifs ne
nous concernent pas, que les arbitrages sont déjà faits, on comprend que l’écoute
n’est souvent qu’apparente. Dernièrement encore, une circulaire sur la jeunesse
numérique a été diffusée sans même que les régions d’outre-mer soient consultées.
Ce n’est pas une erreur, c’est une habitude. Et c’est cette habitude que nous
devons briser. Nous avons trop souvent été traités comme un sujet administratif.
Combien de fois avons-nous vu nos territoires réduits à des lignes budgétaires, des
annexes techniques, ou des instructions préfectorales édictées sans concertation
réelle ? Or nous sommes un sujet politique. Nous portons une voix, une vision, une
capacité d’innovation et d’anticipation que trop peu prennent le temps d’écouter —
alors même que nos collectivités proposent, que nos institutions locales tentent de
s’améliorer, que des solutions surgissent du terrain.
Alors je le dis sans colère, mais avec force : nous voulons être écoutés non parce
que nous crions, mais parce que nous construisons. Nous voulons être respectés non
parce que nous menaçons, mais parce que nous nous engageons. Et nous voulons, à
l’horizon 2048, célébrer non seulement la mémoire de l’abolition, mais l’émergence
d’un modèle martiniquais pleinement assumé, pleinement reconnu, pleinement
respecté.
Nous ne demandons pas la faveur d’être compris. Nous exigeons le droit
d’exister pleinement, d’être considérés sans conditions, d’être enfin traités
comme des bâtisseurs d’avenir — ce que nous sommes déjà, au présent.
À celles et ceux qui, au sein de l’État, partagent cette exigence de justice, je tends la
main.
Alexandre Ventadour
Conseiller territorial à l’Assemblée de Martinique